Peu importe l’épicerie canadienne où vous mettez les pieds, vous verrez des étagères remplies de produits frais, emballés et importés du monde entier. À première vue, le Canada semble avoir résolu la question de la sécurité alimentaire. Notre rapport L’agroalimentaire dans le monde : palmarès des pays les plus influents de cette année va dans ce sens : le pays s’y classe dans la catégorie 1 pour l’accès à des aliments sains et nutritifs.
Or, rien n’est moins certain, car de plus en plus de Canadiens doivent composer avec la hausse des prix à l’épicerie. Le bon classement du Canada montre que le pays produit et distribue ses aliments de manière efficace, sans pour autant garantir que tous peuvent se les permettre ou que le système suscite partout la même confiance. La sécurité alimentaire n’est pas uniquement une question d’abondance. L’accès aux aliments doit être équitable, abordable et fiable pour tous les ménages. Le rapport fait état des progrès réalisés sur cette question, mais met aussi en lumière tout le chemin à parcourir.
Le paradoxe canadien
Les statistiques révèlent clairement le paradoxe qui caractérise le Canada. Moins de 3 % des Canadiens n’ont pas les moyens de s’offrir des aliments sains et nutritifs, ce qui suggère l’existence d’une abordabilité à grande échelle. Or, presque un ménage sur cinq affirme vivre une forme d’insécurité alimentaire. Cette contradiction révèle une réalité à laquelle il faut s’attarder. Les moyennes nationales brossent souvent un portrait d’ensemble sans tenir compte de facteurs qui nuisent à l’accès aux aliments, comme l’instabilité des revenus, le coût de la vie et les disparités géographiques.
Ces pressions se sont intensifiées depuis la pandémie : un nombre grandissant de ménages a recours aux banques alimentaires et la disparité croissante des revenus rend beaucoup de familles vulnérables. La dépendance grandissante sur les organismes charitables illustre que la disponibilité des aliments ne garantit pas un approvisionnement abordable ou stable pour toutes les familles canadiennes.
Le public a une perception du système qui se détériore. Seulement 47 % des Canadiens disent faire confiance au secteur agroalimentaire du pays, une baisse par rapport aux années précédentes. Leur confiance est minée par la hausse des prix et la concentration dans le marché du commerce de détail alimentaire. Comme le dévoile le rapport, les indicateurs mondiaux placent le Canada près du haut du classement, mais les perceptions au pays témoignent d’une situation plus complexe.
Raisons derrière cet écart
L’inflation joue un rôle central dans cette situation. La hausse des prix au Canada – de 3,8 % à l’heure actuelle – est inférieure au sommet des dernières années, mais demeure supérieure à celle observée dans des pays comparables comme la France, l’Inde, la Chine, les États-Unis et le Royaume-Uni. Elle s’explique par les coûts dans les chaînes d’approvisionnement, les droits de douane et la grave pénurie de main-d’œuvre, qui ont des répercussions à l’échelle de la production et de la distribution alimentaire. L’effet des droits de douane se fait tout particulièrement sentir sur le prix des ingrédients et des biens importés et par les entreprises et les consommateurs à la caisse.
La disparité et l’instabilité des revenus peuvent rendre certains ménages vulnérables aux variations de prix. Pour bon nombre d’entre eux, la plus légère des hausses peut mettre à mal leur budget mensuel. Bien que le Canada semble globalement jouir d’une très bonne sécurité alimentaire, ils sont nombreux à se voir obligés de faire des compromis difficiles entre l’épicerie, le logement et d’autres dépenses de première nécessité.
La géographie est également un facteur aggravant. En raison des coûts de transport, les collectivités isolées et nordiques sont souvent aux prises avec un choix limité d’aliments et des prix élevés.
Le Canada coordonne mal sa réponse à ces enjeux. Lancée en 2019, la Politique alimentaire pour le Canada encadre les efforts du gouvernement fédéral pour l’accès à des aliments nutritifs, un système alimentaire durable et une croissance économique inclusive. Or, les pays qui ont adopté des stratégies nationales mieux intégrées réalisent de meilleurs progrès. En Inde, par exemple, le National Food Security Act sous-tend le Public Distribution System, le plus important programme de subventions alimentaires au monde. Sans une meilleure coordination des initiatives fédérales, provinciales et communautaires, les risques qui menacent l’accès aux aliments et leur abordabilité pourraient persister.
Des leçons à tirer de l’étranger
On observe diverses formes de collaboration ailleurs dans le monde. Le rapport révèle que le Brésil a investi en 2024 près de 30 milliards de dollars dans des transferts d’argent, des programmes de repas à l’école et des cuisines communautaires. Ces efforts ont à la fois rendu les aliments plus abordables et amélioré la confiance du public. La sécurité alimentaire dans l’Union européenne (UE) est aussi parmi les meilleures grâce à des initiatives de longue date comme la Politique agricole commune, qui lie subventions, objectifs nutritionnels et développement rural. En combinant soutien financier et uniformité des normes pour les pays membres, l’UE a réussi à améliorer l’abordabilité des aliments et la résilience de son système alimentaire.
Le Canada n’a pas besoin de copier ces programmes, mais ces données montrent comment des politiques nationales et des solutions venant de la base peuvent se soutenir mutuellement. Si les gouvernements et les collectivités travaillent de concert, l’accès aux aliments gagne en stabilité et la confiance envers le système alimentaire s’améliore.
Renforcer le système canadien
Le Canada est dans une bonne position pour montrer que le leadership alimentaire n’est pas uniquement une question de production et qu’il peut s’étendre à l’offre de repas sains, abordables et accessibles pour chacun. Le rapport met en lumière plusieurs domaines où une collaboration entre les gouvernements, les entreprises et les collectivités peut générer des progrès durables.
- Renforcer les stratégies alimentaires nationales
Une approche unifiée peut combler certaines des lacunes observées dans les politiques en vigueur au pays. Les politiques alimentaires existantes peuvent être bonifiées en fixant des objectifs clairs pour l’abordabilité et l’accès alimentaires et en favorisant la collaboration entre territoires. La meilleure intégration des marchés par une réduction des barrières commerciales provinciales pourrait améliorer l’efficacité du système alimentaire et rendre les aliments plus abordables, mais il faudrait attendre un peu avant d’observer des résultats. De plus, rattacher la sécurité alimentaire à la santé, à l’éducation et aux services sociaux ouvre la voie vers des résultats durables. L’adoption d’une approche systémique contribuerait non seulement à l’accessibilité aux aliments, mais à la vigueur globale des collectivités.
- Appuyer l’innovation et la petite entreprise
Les PME sont souvent celles qui vont faire germer de nouvelles idées et qui vont générer les retombées les plus directes dans les collectivités. Qu’il s’agisse de pôles alimentaires locaux ou de modèles de livraison qui mettent les technologies à profit, ces entreprises proposent des solutions qui jettent des ponts entre producteurs et ménages. En assurant à ces entreprises l’accès au financement, aux outils et à l’expertise dont elles ont besoin, elles pourront accroître leur participation au marché, diversifier les chaînes d’approvisionnement et offrir aux Canadiens une plus grande variété dans leur assiette.
- Augmenter la transparence dans le commerce de détail
La concentration du marché alimentaire est l’une des plus importantes préoccupations du public. Selon le rapport, les quatre grands détaillants canadiens sont responsables de presque 75 % des ventes de produits d’épicerie au pays; une des plus importantes proportions parmi les pays du G20. En revanche, le rapport souligne qu’en Corée du Sud, 77 % des ventes sont effectuées par des supermarchés indépendants et que plus du quart des achats se fait en ligne. Cet exemple montre que la diversification de la distribution peut renforcer l’accès. Au Canada, les chefs de file du secteur et les décideurs doivent travailler ensemble pour favoriser la transparence, des prix justes et des solutions qui offrent plus de choix aux consommateurs. Récemment introduit, le code de conduite pour les épiceries vise à améliorer la coordination entre détaillants et fournisseurs et représente un pas vers une plus grande transparence du système alimentaire.
- Utiliser des données pour une aide ciblée
L’analyse de données permettrait aux chefs de file du secteur d’identifier les populations à risque, soit par région, tranche de revenus ou profil démographique, et de concevoir des programmes qui répondent à des besoins véritables. On s’assure ainsi de diriger les ressources là où elles auront les plus grandes retombées et de créer des actions adaptées aux collectivités plutôt que des solutions générales.
Responsabilité partagée
Le mode d’accès à l’alimentation laisse sa marque sur les ménages, les collectivités et les entreprises. La question de l’abordabilité touche les sociétés agroalimentaires, car elle modifie les habitudes des consommateurs et les marques qu’ils choisissent. Les décideurs doivent pour leur part s’intéresser aux manques d’accessibilité et aux craintes du public pour savoir où et comment intervenir.
Grâce à des investissements pour favoriser la coordination entre intervenants, l’innovation, la transparence et l’utilisation judicieuse de données, le Canada peut améliorer sa position à l’international et atténuer les pressions ressenties par les ménages au pays. Le Canada dispose des terres, des connaissances et des compétences pour nourrir sa population. Il faut maintenant faire le nécessaire pour que cette abondance profite à tous grâce à un accès alimentaire juste et fiable. Pour y arriver, les gouvernements, les entreprises et les collectivités doivent collaborer, s’inspirer de solutions appliquées ailleurs dans le monde et les adapter au contexte canadien. Le rapport L’agroalimentaire dans le monde : palmarès des pays les plus influents confirme l’excellente position du Canada à l’international.
Le pays aura réalisé de véritables progrès lorsque les familles canadiennes d’aujourd’hui et de demain pourront toutes compter sur des aliments nutritifs et abordables.